Face aux enjeux liés à la décarbonation, vous militez pour la réversibilité des bâtiments. En quoi cela peut-il avoir un impact sur la ville de demain ?
Construire un bâtiment réversible est une proposition militante contre le gaspillage et comme une alternative à la société du jetable, la société du kleenex qui a prévalu jusqu’à aujourd’hui.
Le modèle actuel de la construction de la ville est inefficace écologiquement et socialement. Le secteur du bâtiment est responsable d’environ 20 % des émissions de carbone… Si nous voulons atteindre les objectifs 2050, il faut arrêter de construire des bâtiments pour une durée de vie de 15 à 20 ans. C’est un véritable gâchis en termes d’empreinte carbone et donc de santé, mais aussi en termes de gaspillage de matériau…
La renaissance de la ville de demain se fera par une nouvelle esthétique basée sur le postulat que la ville est un organisme vivant qui évolue très rapidement dans ses usages. Il s’agit d’ancrer paradoxalement l’acte de bâtir dans la durée tout en la rendant agile aux mutations fréquentes.
Construire réversible ne veut pas dire proposer une uniformisation de l’esthétique de l’architecture.
Bien au contraire, c’est une méthode qui vise à proposer une alternative aux logements et aux bureaux qui sont des produits économiques formatés et identiques au nord ou au sud de la France. C’est une méthode qui vise à retrouver le chemin de l’intelligence collective en matière de construction et notamment de proposer des résultats adaptés aux spécificités climatiques, historiques, économiques de chaque région, sans figer trop vite les usages.
Cette agilité des bâtiments dans le temps à pouvoir muter d’usage sera la base d’une nouvelle esthétique adaptée à chaque spécificité territoriale.
Or toute volonté de concevoir des bâtiments capables de traverser le temps, de s’adapter aux mutations des usages, et des modes de vie de nos sociétés, devient caduque si l’on omet d’intégrer une valeur poétique et spirituelle dans la création de nos espaces.
La dimension poétique (artistique) permet de créer un lien privilégié avec les habitants d’une ville. C’est ainsi qu’avec le basculement des cygnes blancs du bassin André Malraux en cygnes noirs tout droit sortis du film Black Swan d’Aronofsky, je révèle la dimension romantique de cet ancien site industriel et j’attache plus directement cette réalisation à son site.
Ce changement fort de paradigme s’aborde-t-il de la même manière s’agissant de l’existant ou du neuf ? La rareté du foncier oblige-t-elle à repenser les codes de l’architecture ?
En effet, il y a deux réversibilités : celles du neuf et celles de l’existant, et chacune d’entre elles appelle des approches différentes.
Dans le cadre de l’existant, la démolition n’est pas l’unique solution. Il s’agit de favoriser la transformation des bureaux vacants en logements (ou en équipement) par des mesures incitatives (report de TVA…). Il s’agit d’exiger la production, dans le cadre du permis de démolir, d’une étude apportant la démonstration que le bâtiment n’est pas adaptable à d’autres usages parce qu’il ne serait pas conforme aux réglementations en vigueur (sécurité incendie, code du travail…).
Dans le cadre du neuf, une mesure serait, à elle seule, la clé pour favoriser la réversibilité dans les opérations de construction. Cette mesure s’imposerait comme celle par laquelle le déverrouillage de la hauteur d’étage dans les opérations à caractère domestique serait rendu possible. Elle serait une mesure centrale dans le dispositif des attributions des permis de construire. En effet, si les ingrédients dimensionnels, techniques et fonctionnels, tous nécessaires pour réaliser la réversibilité, sont réglementairement accompagnés, la hauteur qui relève du PLU ne l’est pas. Il s’agirait donc de rendre indispensable à l’obtention d’un permis de construire le respect d’une hauteur minimale sous dalle dans le cadre d’un « immeuble à destination indéterminée » (label déposé en 2016 conjointement par Icade et Anne Démians), comme j’ai déjà pu le faire en 2019 à Strasbourg (pour les Black Swans) avec Icade.
On pourrait considérer qu’harmoniser les hauteurs sous dalle pour toutes les constructions à usage domestique permettrait d’initier une réversibilité efficace. La cote de 3,00 m sous dalle est une cote minimale idéale. En deçà, la décote des espaces de travail vient tôt ou tard contrarier l’opération, sauf à ce qu’elle se fige exclusivement en logements, ce qui rend inopérantes les mesures prises pour satisfaire au principe recherché de réversibilité.
L’augmentation de la durée de vie d’un bâtiment entraîne une hausse de sa valeur foncière et une diminution de son empreinte carbone. C’est un cercle vertueux qui est engagé et qui permet de reconsidérer l’augmentation du coût de construction, permettant une architecture avec des dispositifs passifs, des matériaux plus pérennes et mieux adaptés à la hausse de la température. Les immeubles peuvent ainsi mieux répondre aux contraintes climatiques ou énergétiques.
Les attentes des Français en matière d’habitat et de qualité de vie ont évolué notamment depuis la crise sanitaire. Quelles principales évolutions avez-vous dû intégrer dans vos réflexions et projets ?
La crise sanitaire a amplifié le besoin des Français en matière d’espace extérieur. Je n’ai pas eu à faire évoluer cet aspect dans mes propositions et mes réalisations sachant que j’ai toujours considéré que la qualité des ouvertures prolongée par des espaces extérieurs protégés de la vue et des expositions importantes, étaient indissociables d’une réflexion sur le logement. Le projet Place d’Auteuil est un éloge de la méthode sur la qualité de ses ouvertures et sur la générosité des espaces extérieurs, où les 200 logements sociaux bénéficient de la même qualité en termes de durabilité et d’espace que les 200 logements en accession. A Strasbourg, les blacks swans additionnent les avantages des logements et des bureaux pour établir une base commune de critères de qualité : les logements bénéficient de plus de hauteur, les bureaux profitent tous d’espaces extérieurs. Ces espaces extérieurs, complétés par des brise-soleil mobiles, permettent de régler le degré d’intimité souhaité et de réguler les apports de lumière et de chaleur. C’est une tentative pour proposer une alternative verticale au rêve de la maison individuelle en proposant des logements ouverts sur le paysage, bénéficiant d’espaces extérieurs spacieux.
Selon vous, quels grands défis attendent la profession dans les prochaines années ?
Beaucoup de gens rejettent l’architecture contemporaine car elle ne leur parle pas. Il y a donc bien un problème de rupture entre la proposition contemporaine et la réalité des cultures régionales. Les ZAC ont normalisé la production et contribué à ce que les tableaux Excel – ceux qui calculent la rentabilité d’une opération – soient le seul recours à la règle. Les propriétés intrinsèques de chaque région sont oubliées et personne ne dit rien.
Aujourd’hui, l’heure est à la reconquête ! Et c’est aux pouvoirs publics de reprendre la main en puisant dans un terreau intellectuel transversal.
Pour agir efficacement, nous proposons de regrouper des philosophes, historiens, économistes, industriels, architectes, au sein d’instituts pour le développement d’un environnement évolutif (IDEE). L’idée est de proposer, dans chaque région, un pôle de réflexion contribuant à l’édification de villes davantage compatibles avec les plans climat (PCAET) et les Schémas de cohérence territoriale (SCOT), et définissant précisément ce qu’il faut protéger dans un territoire. Ces réflexions poursuivraient celles qui auraient été émises par une assemblée d’experts élargie aux hommes de terrain.
Dans son rapport sur l’intelligence artificielle (IA) rendu en mars 2018, Cédric VILLANI faisait de l’environnement l’un des points prioritaires. Il proposait un réseau d’instituts interdisciplinaires d’intelligence artificielle, conçus comme des « zones franches de l’IA » pouvant tout à la fois bénéficier d’aides de l’État ou de contributions de partenaires privés, afin d’élargir les champs d’applications.
Une méthode basée sur un constat simple : la diversité régionale ne peut être traitée que de manière spécifique, par des interventions ciblées, s’inscrivant au sein d’une vision plus large et dont les services compétents de l’État seraient les garants.